28.6.07

Pinch me.

Au fil de la lecture d’Infinite Jest et même avant, le parallèle de sa longueur avec celle du pynchonien Against the Day ne frappe pas mais est posé là, à côté du bouquin. Si techniquement il m’apparaît qu’IJ est bien plus long qu’AtD, le nombre le plus haut que l’on trouve dans l’un comme dans l’autre est sensiblement le même (1079 et 1085). Après un millier de pages, l’attention n’est d’ailleurs plus spécialement retenue par la quantité. Bref.
Le parallèle n’étant pas en soi spécialement intéressant (le nombre de pages en commun n’est pas spécialement un facteur de semblabilité), il acquiert une nouvelle dimension quand il n’est plus parallèle (ou plutôt quand on s’aperçoit que ça n’est même plus drôle d’estimer qu’il y en avait un) et que l’on trouve des choses que l’on a déjà trouvé chez Pynchon et qui reviennent chez Wallace, volontairement.

On peut par exemple citer le phénomène de bröckengespenst (page 88), sorte d’ombre géante que l’on projette en se situant en un point élevé approprié. Wallace donne Goethe et son Faust comme origine du nom quand Marathe et son fauteuil de rollent (sic) recouvrent des hectares de sol.
Oui. Mais. Pas mais, mais mais. On se souvient que dans Gravity’s Rainbow, partie 3…
Just before dawn. A hundred feet below flows a palid sheet of cloud, stretching west as far as they can see. Here are Slothrop and the apprentice witch Geli Tripping, standing on top of the Brocken, the very plexus of German Evil, twenty miles down north by northwest of the Mittelwerke, waiting for the sun to rise. […] As the sunlight strikes their back, coming in nearly flat on, it begins developing on the pearl cloudbank: two gigantic shadows, thrown miles overland, past Clausthal-Zelterfeld, past Seesen and Goslar, across where the river Leine would be, and reaching toward Weser. […]
Around this parts it is known as the Brockengespenst.
God-shadows. Slothrop raises an arm. His fingers are cities, his biceps is a province—of course he raises an arm.

Etc. Le passage qui suit est dans la continuité des visions de ce phénomène.
(pages 334 et 335, Penguin Classics - deluxe edition)

Et en français ;
Juste avant l’aube. Cent pieds plus bas s’étend vers l’ouest une nappe de nuages blafards. Slothrop et son apprentie sorcière Geli Tripping sont au sommet du Brocken, la source même du mal allemand, à trente kilomètres au nord-ouest du Mittelwerke. Ils attendent que le soleil se lève. […] Le soleil frappe leurs dos, presque horizontalement, et atteint la masse de nuages nacrés : deux ombres gigantesques qui s’étendent sur des kilomètres de campagne, recouvrent Clausthal-Zelterfeld, Seesen et Goslar, de l’autre côté de la Leine, en direction de la Weser…
[…] Ici, on appelle ça le Brockengespenst.
Des ombres divines. Slothrop lève un bras. Ses doigts sont des villes, ses biceps une province—bien sûr, il lève son bras.

Etc.
(L’arc-en-ciel de la gravité, pages 327 et 328—traduction de Michel Doury, éditions Seuil)

So. Goethe. Mais Pynchon. Oui. Wallace a bien pour lui l’avantage d’avoir foutu un tréma sur le O de brocken, mais Slothrop (en Ian Scuffling ? Rocketman ?) est lui-même sur le Brocken, on ne se refuse rien.


Autre chose qui s’explicite assez bizarrement (et comiquement dans cette espèce de vrai faux vrai sérieux qui caractérise les digressions géantes qui ponctuent IJ) dans la partie d’Eschaton jouée lors de l’Interdependence Day (8 novembre) (pages 321 et suivantes), un jeu concompliqué qui allie balles de tennis et conquête géopolitique pour des moins de dix-huit ans. En grande partie basé sur des lobs, l’Eschaton voit lui aussi ses paraboles bombiques tomber un peu partout. Les V-2 et autres choses ré-attirées au sol par la gravité deviennent ici des balles de tennis usées au milieu de shorts, de coquilles et de chaussettes supposées représenter des choses si l’on est un peu imaginatif. Chapitre en sorte de parodie de Gravity’s Rainbow (qui était déjà sa propre parodie et ainsi de suite—IJ est aussi sa propre parodie), toute cette partie très renfermée sur elle-même donne une drôle de vision d’une guerre de nains. Je précise que ce parallèle s’est opéré dans mon ciboulot sur le seul rapport entre l’arc-en-ciel Pynchon et le lob(ster—homard que Wallace a l’air d’apprécier…) de DFW. Toutes ces choses de lobs sont aussi présentes chez Orin (ça fait très nordique divin comme nom, non ?) et ses capacités au foot américain, plus précisément au punt, coups de pied dans le ballon-œuf qui s’envole et n’entend plus rien avant de siffler et s’écraser sur le vert ligné de blanc du sol.

D’autres rapports ou clins d’œil plus ou moins évolués doivent se trouver là ou plus loin. En attendant, une partie de la note 110 (page 1007) fait poindre un sourire (plus loin dans cette même note, en fin de page 1014, on le nous rappelle d’ailleurs, pour les gens qui auront survolé le début de note (s’ils ont survolé le début, il n’y a aucune raison qu’ils ne survolent pas non plus les dix ou douze autres pages qui la constituent, mais—)) en évoquant un motif récurrent pynchonien. Même si après recherches rapides je m’aperçois que j’y ai vu ce que je voulais y voir peut-être plus que vous comprenez, j’ai vu et ça me suffit. Pedro, salive encore un peu (le mien aussi a mis quelque temps à arriver), tu verras. Et si j’ai vu ça, c’est que Dave Wallace n’est pas innocent. Il paraît.

A.h. Ayant reçu infinite jest en même temps (pour rester Pynchon) que Mason and Dixon, et après avoir parcouru un petit paquet (vingt peut-être) de pages, je me suis demandé en sachant déjà la réponse, si Mason et Dixon sauraient me faire mélodier leurs phrases (chez Wallace c'est tout de même très différent et foutrement moins joli). J'ai ouvert, regardé sans même lire et...



Snow-Balls have flown their Arcs, starr'd the Sides of Outbuilding, as of Cousins, carried Hats away into the brisk Wind off Delaware,-- the Sleds are brought in and their Runners carefully dried and greased, shoes deposited in the back Hall, a stocking'd-foot Descent made upon the great Kitchen, in a purposeful Dither since Morning, punctuated by the ringing Lids of various Boilers and Stewing-Pots, fragrant with Pie-Spices, peel'd Fruits, Suet, heated Sugar,-- the Children, having all upon the Fly, among rhythmic slaps of Batter and Spoon, coax'd and stolen what they might, proceed, as upon each afternoon all this snowy Advent, to a comfortable Room at the rear of the House, years since given over to their carefree Assaults.


Oui, ils sauraient.

27.6.07

Vers l'infini et en deçà !

Infinite Jest.
De David Foster Wallace. Publié en 1996 et se déroulant dans son ensemble à peu près maintenant à deux années près.1 kilo 2 environ (un peu moins), 1079 pages dont une petite centaine consacrées à des « notes and errata » (au nombre de 388). Pour l’instant, 180 lues (avec 59 notes). En guise de note, je précise que si citations il y a, elles seront accompagnées du numéro de page correspondant à l’édition que j’ai (celle du dixième anniversaire de parution, à 10$, avec préface de Dave Eggers qui nous explique sa faim).

Introduisons donc. Rapidement.

Le titre du roman vient d’un film (en réalité de cinq) que l’on retrouve dans la filmographie de James O. Incandenza (en cadence !)—filmographie relativement étendue de ce cinéaste d’après-garde—, personnage décédé pendant une bonne partie de l’histoire et père du pour l’instant protagoniste principal : Harold Incandenza, Hal pour les intimes et les autres aussi. Sachant que la cinquième version est inachevée (presque : Incandenza est mort durant la post-production, suicidé par un four à micro-ondes), on peut parler d’Unfinite Jest, qui est incorrect mais rigolo. Disons aussi qu’il y aura cinq vues de plus en plus ensembles sur la totalité du bouquin, et j’espère ne pas me faire attaquer par un four à gaz après. Le plus drôle sera de chercher après coup d’où vient le titre des films d’Incandenza.

Le problème des quelques mots qui vont suivre est principalement qu’ils ne s’axeront que sur les 200 premières pages du bouquin, ce qui bien évidemment empêche une vue d’ensemble mais aura au moins le mérite avec les autres papiers écrits dessus à la suite d’avoir un avis que l’on peut supposer évolutif et plus large qu’un condensé post-lecture. Bref tout cela est bien mignon et Dave Wallace est assez drôle, paraît très capable d’un seul point de vue de la collusion des styles, les chapitres découpés suivant des années portant des noms de produits (imaginez, en français, que l’an 2032 pourrait être l’année du PQ Moltonel© ou l’année des Pringles parfum menthe-abricot à 23 kcal aux cent grammes), lancés dans une sorte de désordre joyeux. Le monde Nord-Américain présenté est dirigé par l’O.N.A.N., qui, en plus d’être l’Organisation des Nations d’Amérique du Nord, est aussi un bon prétexte pour faire des blagues onanistes.

Hal Incandenza est un jeune tennisman étudiant à l’E.T.A. (Enfield Tennis Academy—fondée par feu son père), réciteur de l’English Oxford Dictionnary et fumeur, bongeur ou sniffeur d’une quantité de choses (à ce propos, les précisions apportées sur une foule de foule de trucs pas, peu ou prou nets sont légion et feraient presque pâlir William Burroughs). Orin, son grand-frère est joueur pro chez on s’en fout, et Mario, l’autre grand frère moins grand tout de même (l’étrange est que lors de son premier dialogue avec Hal, je n’avais aucun doute sur qui était le grand de l’autre frère, avant de voir qu’en fait non—comprenez ce que vous voudrez sur ce que peut être Mario). Et d’autres. Dont des séparatistes du Québec ; les Assassins des Fauteuils Rollents. Et cætera, et cetera. L’affaire se corse à Enfield ou plus loin quand le père de feu James O. En Cadence pond à son fils (en 1960) un monologue d’une dizaine de pages (c’est écrit assez petit) supposé l’aider à le faire devenir le grand joueur de tennis qu’il deviendra, le former dans son futur jeu étant donné que lui (le père de James) a eu un père absent qui ne venait jamais à ses matchs sauf une fois, que tout cela est de toute façon la faute de Marlon Brando (et un peu celle de James Dean), quand D.F. Wallace nous explique pendant environ le même nombre de pages pourquoi ô grands dieux pourquoi malgré toute cette nouvelle technologie visiophonique et ainsi de suite pourquoi les gens préfèrent le bon vieux téléphone avec ses six et six² (=36) trous pour parler et entendre quand ils sont loin ou encore quand John (« Aucun Rapport ») Wayne, camarade d’Hal et tennisman numero uno du continent américain de moins de dix-huit ans, corrige oralement une faute écrite qui ne s’entend probablement même pas (plateaux et non plateaus, encore un mot lié au cinéma d’ailleurs), en sachant que James En Cadence possède dans sa filmographie une sorte de documentaire (une parodie d’antidocumentaires poststructurels pour être exact) intitulé Homo Duplex, consistant en interviews de quatorze dénommés John Wayne et n’ayant aucun rapport avec le fameux acteur, quand d’autres éléments de cette filmographie se retrouvent placés au milieu de l’histoire par touche voire quand un de ses travaux est à peu de choses près une scène du roman (Hal et le conversationalist par exemple), quand on retrouve des notes qui font huit pages (c’est écrit encore plus petit…) et des phrases anacondalement longues et drôles et qu’on se sent plus ou moins obligé d’en placer au moins une de taille certes conséquente par convention mais somme toute réduite pour parler du bouquin en question (au moins ne ferais-je pas de note), l'affaire donc se corse en un ensemble Massachussetsien de drogués enfermés, de tennismen drogués, de rebelles en fauteuils roulants, de bâtiments en forme de poumon ou de cœur.

C’est drôle. Et bizarrement presque, attachant, de quoi avoir du mal à décrocher la tête de son bouquin. Le tennis, je m’en cogne. Et pourtant, ça marche.

Extroduisons. Pour la suite qui s’annonce encore longue mais à palpiter un peu au moins les doigts qui tou—qui parcourent les pages pleines de ce monde expérialiste au temps divisé par les hamburgers et les barres de chocolats.

22.6.07

Garçon, une absolut aux quaternions, s'vous plaît.

(initialement posté ici à la date indiquée (4 mai donc), pas de changement de forme hormis deux lignes supprimées qui renvoie aux notes précédentes sur le roman en question. Vu qu'ici il y a juste besoin d'un peu moler la molette de ta souris, tout va bien)

Le Roi est mort. Vive le R—’ai fini Against the day.
Mais pourquoi donc lire ATD ?

Parce que :
• c’est drôle.
• c’est intelligent et plus encore.
• amazon.com le fait à 10,50 au lieu de 35$.
• on y trouve des gens qui disent « Sodomizing idiots has never been my cup of tea. » ou « Tengo que get el fuck out of aquí. ».
• il y a la guerre et des explosions dedans. Et même des meurtres.
• c’est un magnifique roman.
• ça améliorera votre anglais.
• ça parle de Shambhala (beaucoup) et de pierre philosophale (peu).
• il y a du sexe.
• comme chez Philip Pullman on a des mecs dans un ballon qui vont dans la glace.
• de même une matière permet de voir ce que l’œil seul ne peut percevoir.
• cela de se répercuter sur l’ensemble du roman en oubliant la pierre en question (de l’iceland spar).
• c’est long à lire.
• il y a un personnage qui s’appelle Sophrosyne Hawkes.
• on y trouve entre autres des pirates, des anarchistes, des magiciens, des magnats de tout et de rien, des photographes, des mathématiciens, des explorateurs, des imposteurs, des scientifiques, des gens plus ou moins venus du futur, des diplomates, des espions, des détectives, des cow-boys, des bordels, des chiens qui parlent (en faisant Rff-rrf rfff rfrfrr), des femmes de ménage, des étudiants, des moguls, des golems, des mongols, des scientifiques encore, des cuisiniers, des technocrates, des mexicains, des archiducs, des actrices, des cascadeuses, des poseurs de rails, des tatzelwurms, des princesses, des transformistes, des enfants, des foies jaunes, des moines, des joueurs d’ukulélés.
• on trouve le mot Jacaranda dedans.
• c’est ponctué de jeux de mots ridicules.
• le roman est parsemé d’idées scientifiques incompréhensibles pour le commun des mortels (c'est-à-dire les blaireaux des mathématiques), très enthousiasmantes à l’époque et encore aujourd'hui.
• c’est ce qu’on a peut-être raté.
• c’est en quelque sorte un inventaire de choses qui n’ont pu aboutir.
• il y a des gens qui se dédoublent sans trop qu’ils le sachent et qu’on le sache non plus.
• il est aisé de s’y perdre et d’en redemander (d’où le fait que la longueur du bouquin ne soit pas un problème), de—presque—ne pas vouloir le finir.
• Parce que c’est lumineux et d’autres choses encore.


On peut d’ailleurs ajouter que si vous avez des vieux cahiers de brouillons dont vous ne savez que faire, utilisez-les, ça peut être pratique d’en noircir (ou bleuir) quelques pages au fil de la lecture, ne serait-ce que pour noter les noms des foules de gens qui peuplent Against the day.

Avec un petit peu de recul et avec l’impossibilité (mon incapacité) de résumer convenablement le bouquin tant les histoires se croisent et se subliment entre elles (et puis… après tout, résumer ce genre de chose ne m’a pas l’air d’un intérêt foudroyant), reste un fait, gros comme une maison ; Against the day est imposant. Etre exhaustif sur toutes les raisons, épuiser l’ensemble des points qui font apprécier ce titre est une entreprise bien trop longue, je suis [un] feignant. Quoi qu’il en soit, Thomas Pynchon offre une fois de plus un mélange de sérieux total, d’érudition pervertie (dans le sens que la réalité admise côtoie les idées les plus absurdes et/ou originales) sur des sujets scientifiques, historiques et politiques, économiques, sociaux, écologiques, les uns étant contenus dans les autres et inversement, une lucidité certaine sur le monde et ce qu’il est devenu (le personnage de Scarsdale Vibe, le gros méchant de l’affaire, n’a pas de profondeur ni de côté double, et en dehors de la facilité de l’affubler d’un manque de profondeur, il symbolise finalement assez bien ce qui peut-être se passe et surtout se passait vraiment ; S. Vibe est un symbole avant d’être réellement quelque chose d’autre) avec un humour, un absurde de certaines situations, allant du ménage à trois aux flirts basés sur les mathématiques. Avec la fin s’approchant on note une symétrie plus ou moins établie, les personnages vus dès le début du roman et partis depuis (retrouvés au coin d’un chapitre ou deux entre-temps) sont retrouvés, même un timbre (un "Penny Black", page 1083) rejoint le nom de quelqu’un évoqué mille pages plus tôt (Miss Penelope (« Penny ») Black, page 18), comme un clin d’œil qui se referme, on sent une certaine volonté d’ordonner tout cela, ou plutôt d’achever l’ordre qui a toujours été présent, l’architecture du roman, après les lignes diverses, asymptotes et paraboles, spirales et parallèles empruntées par les dizaines de gens rencontrés au fil de pages ; une fin qui répond au début, qui n’est pas une fin en soi, qui ne joue pas dans l’excès inverse en étant ouverte en diable ; une fin peu abrupte, dans la continuité d’une ligne de personnages qui par détours et cassages ont lutté contre une autre ligne formée d’une minorité hurlante, un monde double où la réalité du roman va se nicher dans quelque repli ou extension d’elle-même ; une fin qui sonne peut-être la fin de l’œuvre écrite de Pynchon dans une phrase magnifique, magique, quatre mots qui rejoignent la première phrase du roman dans la thématique en s’en éloignant radicalement sur le sens (pas tant que ça peut-être), qui fait vivre le roman pour lui-même.
Je ne peux pas réellement prétendre être perdu, un peu seul, après avoir refermé la dernière page du probable dernier roman de Thomas Pynchon, étant donné que je n’ai pas encore lu Vineland, Mason et Dixon (ni même son recueil de nouvelles de jeunesse ; Slow Learner), que je lirai et relirai probablement, mais reste cette sympho- qui redevient cacophonie en rangeant le volume, ce retour à plus grand-chose, la perte de la magie de la réalité qu’on devra retrouver petit à petit.

Toute une magie dans la multiplication des points de vue, en passant d’un personnage à un autre, d’une partie à un autre, la beauté (à quelques choses (au pluriel) près je lâchais une lâche larme) de la fin de la quatrième partie, l’arrivée de la cinquième après une vraie pause, un jour plus tard, ne faisant que vingt pages (d’un côté) et voulant faire durer le plaisir (de l’autre), se replonger tardivement dedans pour découvrir qu’on y avait raté quelque chose, comme on le fera, lisant quelques pages par-ci, par-là, évoluant en trompettant au milieu de paragraphes plus ou moins volubiles, cherchant détail anodin, bénin, chafouin, allusif ou extensif, reliant les personnages qui reviennent à leurs histoires passées, elliptiques, folles. Dans son roman où le passé, le futur et le présent n’existent plus vraiment, tous en collision au milieu des feuilles, Pynchon réussit à faire avancer son récit par cahots dans le temps, n’utilisant pas de destruction temporelle, de déconstruction chronologique, (ne l’usant en fait qu’une fois, dans un éclat de rire et un crétin aréopage de voyageurs du temps, qui se réunissent chaque année, leur 23ème session pouvant aisément se dérouler avant la 5ème), par une sorte de non-continuité faite de déchirures à travers le temps, et qui pourtant est totalement cohérente. Et s’il y en a, les solutions se trouvent autre part, sans qu’on ne sache plus si le lieu en question est la Terre ou une Contre-Terre, une Anti-Terre égale hormis quelques petits changements inconnus.

Cette période, cette histoire en marche, cette étendue rapide de la technologie sur le monde ; les trains qui vont de plus en plus loin, trouent les montagnes, un réseau qui toile le monde ; l’électricité qui se démocratise, tout cela, vu du haut, de la position céleste des Chums of Chance, les aéronautes qui ponctuent les pages (et c’est également, voire surtout, pour ça que leur position est bien tournée : ils sont du début à la fin à la limite entre le monde que l’on voit et celui qu’on ne voit plus), voguant à travers les nuages, estomaqués par la nuit qui disparaît petit à petit, assommée par les ampoules, les lumières nocturnes, incarnation d’un progrès démesurément (et c’est là tout le problème, la cohésion manque, personne ne sait ce qu’il fait, mais il le fait quand même, ce personne) assassin (il me semble qu’on trouve une association entre ça — l’étendue lumineuse de plus en plus dense — et Lucifer—les deux étant « porteur de lumière »s, avec l’idée que tout un chacun se fait de Lucifer, on est vite fixé), encore jeune, qui oublie sa part d’ombre en étant justement de plus en plus éclairci. Aujourd'hui, depuis quelques années déjà, la part d'ombre nous a réellement sauté à la gorge, la bifurcation est ardue. L'engrenage de S. Vibe commence à peine à rouiller que le mécanisme grince.

Si Against the day est peuplé d’anarchistes (convaincus à divers degrés) ayant une idée, ou plutôt des idées autant sur leur rôle que sur leurs actions face au reste du monde, ce n’est pas pour rien ; s’ils ne sont pas les plus efficaces pour faire changer la situation, au moins sont-ils les plus actifs à lutter (contre le jour, justement). Aussi perdus que les autres.
Je l’ai déjà dit un peu plus haut—ce qui ne veut rien dire, étant donné que plus haut j’ai prétendu que ces mots étaient écrits avec recul, et ce n’est pas vrai : ceci est une petite accumulation d’idées simplifiées et peut-être parfois biaisées—, mais Scarsdale Vibe, ainsi que d’autres qu’on ne voit pas, est monolithique, il n’est pas besoin de lui faire se demander si ses actions ont des répercutions terribles sur le monde de demain ou d’aujourd’hui ; il fait ce qu’il fait, sait, est dans un système qui ira de mal en pis mais s’enfonce quand même le doit dans l’engrenage. Tout le système qui consiste à voir dans le roman des personnages et des thématiques doubles ou triples, peut-être plus, parfois errant entre plusieurs versions d’eux-mêmes, ne s’applique à lui seulement dans la mesure où toutes ses versions ne sont qu’une seule et même version, uniformisée, tout à l’opposé d’un spectre qui voit un personnage disparaître puis reparaître avec un physique totalement différent. S’il meurt, tant pis, d’autres prendront sa place, une place semblable, et rien n’est résolu. On peut aussi voir dans la fin du roman quelque chose comme une continuité évidente, les gamins se font, les activités continuent ou non dans le même sens, tout continue, le passage à un autre état que celui présent demandant soit une progression par touches, plus ou moins constante, soit par une collision totale ou une translation directe dans quelque chose d’inconnu, ce qui serait possible avec un progrès qui prétend savoir où il va, ne sait pas comment y aller et se perd en route, comme il l’a toujours fait (avec un objectif Star Wars en sachant bien qu’il y aura un Empereur et un Dark Vador, mais après tout, les guerres dans l’espace, les explosions sans bruits et les milliards de tonnes qui s’affaissent dans le cosmos, ça doit être très joli et c’est pour ça qu’on y court).

Shambala est aussi là pour ça. Cette fameuse cité dont on ne sait rien. Qu’elle ait existé ou non n’est pas le problème. Elle agit comme contrepoint de ce qui est, aujourd’hui. Pynchon ne blâme probablement pas la construction se basant sur la destruction (après tout, il aurait bien l’air d’un con s’il le faisait, toute construction non-mentale (ahah) (et encore) suppose une destruction—même Lavoisier nous le disait), mais un monde où une révolution n’aboutit à rien, fait mouche avant de se faire écraser par manque de cohésion ou que sais-je encore, où une révolution n’a plus que son sens de rotation ; la révolution devient alors la fin d’un tour et le début du prochain, qui est selon toute vraisemblance le même. Re-création d’une histoire, Pynchon ouvre une grande porte vers un autre part. Peut-être est-il dommage que des idées pour réellement concrétiser cet autre part ne soient pas au rendez-vous. Peut-être…

Quand un jeune homme en forme, à un devoir qui s’intitule « What it means to be an american » répond en tout et pour tout « It means do what they tell you and take what they give you and don’t go on strike or their soldiers will shoot you down » et se récupère un A+, la pique est facile, le reste est là (c'est une sale conclusion, mais c'est ainsi).