L’erreur apparente la plus étrange d’Against the Day, la plus visible, la plus imposante, se situe peut-être à quelques pages de sa fin. Elle n’entame aucunement la fluidité (qui en soi m’étrange toujours vu le flux Pynchonien et sa densité) de la prose et n’a presque pas l’air d’un accroc. A la page 1074, aux lignes 25 à 31 se trouvent ces deux phrases :
« CROSSING A SEA newly perilous and contingent—no longer at the mercy of unknown longitude or unforeseen tempests but of U-boats, the terror of a crossing having now passed from God to the German navy, Reef, Stray and Ljubica returned to the U.S. pretending to be Italian immigrants. At Ellis Island, Reef, thinking both his English and Italian could get him in trouble wichever he spoke, remained indecisively mute long enough to have a large letter I, for Idiot, chalked on his back. »
Si je ne me souviens pas en détails des pérégrinations des protagonistes et avoue quelque flemme à relire des morceaux choisis qui s’apparenteraient à environ la moitié du roman voire plus, je sais et me souviens en revanche de quelques petites choses ;
-Stray (Estrella Briggs) et Reef ont bien un enfant, mais celui-ci se nomme Jesse.
-Ljubica est la fille de Reef, mais sa mère n’est autre que la régulière actuelle de Reef : Yash (Yashmeen Halfcourt).
Et sur un autre sujet ;
-Yashmeen n’est (au moins à l’intersection du sein du roman et de ma mémoire) jamais allée aux U.S. of A. Ljubica non plus. Reef, Stray et Jesse, par contre, si, et plus qu’un peu.
Il est après tout probable que cette distension entre la réalité du roman et ce qui y est écrit ne soit qu’une simple erreur, sortant d’on ne sait trop où. Mais sur quelque chose comme AtD, et même si c’est une erreur d’inattention qui a passé les étapes, autant en parler sur une logique stupide : c’est peut-être une erreur, commettons-en une éventuelle aussi.
L’erreur porte donc sur Stray. On pourrait considérer hasardeusement qu’elle est sur le nom Ljubica, mais c’est infirmé si besoin était par un passage quelques phrases plus loin :
« In a train depot up in Montana, during a snowstorm one day, who’d they [Reef, Yash et Ljubica] happen to run into but Frank, Stray and Jesse »
(page 1075 ; l. 8-10) Frank étant un des frères de Reef, qui a retrouvé Stray et Jesse une grosse cinquantaine de pages plus tôt.
Infirmé même si les pages d’AtD contiennent bien deux et non une unique Estrella.
Bref. Je suppose que le contexte s’évoque assez clairement dans la première phrase. On se situe aux alentours de 1920, juste après la première Guerre Mondiale. Reef, Yash donc et Ljubica, partant probablement de la Grèce (un rapide feuilletage m’indique qu’à la page 975, Reef est à Garitsa) ou d’un coin européen avoisinant, vont aux U.S. of A. en se faisant passer pour des immigrants italiens. Ils n’y « retournent » pas réellement—sauf Reef. Le début de la phrase et ses expressions de passage(s) (crossing, newly, no longer, etc.) d’un état à l’autre, couplé d’ailleurs au nom de famille de Reef (s’il est besoin de le préciser, Reef est Reef Traverse) et au passage futur en temps qu’immigrants créent une atmosphère de dédoublement, un des sujets principaux d’AtD. On peut supposer que Reef vogue lui-même entre les versions divergentes de ses mini-familles (Stray et Jesse ; Yash et Ljubica) à un point tel qu’il n’est plus foutu de se dépêtrer convenablement de ces/ses duos. Une autre possibilité, qui renverrait à un passage qui prévoit la transition magnifique entre les quatrième et cinquième parties du roman, voudrait que ce que l’on soit en train de suivre ne soit plus vraiment la réalité interne du roman, mais une réalité qui s’exerce avec l’appareil de Merle Rideout, qui permet en quelque sorte aux sujets d’une photo de peut-être vivre leur vie propre ; une supposition de ce genre peut finalement se tenir et qui nous donne encore le fameux et réjouissant virage à 90° dans le Temps, même si elle n’explique que peu la confusion (on a du mal à voir Reef retrouver Stray en Amérique ET Ljubica en Europe avant de repartir ensemble joyeusement), et présente une autre version des vingt dernières pages. Autre version qui, par la force des choses, serait diablement près de la version offerte par Thomas Pynchon.
Peut-être ce dédoublement de Yashmeen en Estrella est-il un des « minor adjustments » évoqués par Pynchon sur le rabat de la couverture… Comme si… as if Reef, avant même sa confusion et le I de craie écrit sur son dos, I pour Idiota, était déjà perturbé, déboussolé, par les majeurs changements passés, les modifications en cours et les changements mineurs — pour l’instant — à venir. Sans qu’on sache vraiment si tout cela se déroule désormais sur la Terre ou sur l’outre-Terre (contre-Terre, anti-Terre,…), les noms et les personnages [re]deviennent, alors même qu’ils devraient être plus tranquilles, totalement perdus et dépassés par un changement de décor, de situation, de temps, qui se traduit dans le calme, voire le grand ennui.
En prenant le texte à rebours, c’est par contre l’idiotie de Reef qui déteint sur le texte. Idiotie qui n’a rien de réellement fondée au moins à ce moment du roman. Hésitant entre l’italien (son plan et son soi-disant passé) et l’anglais (ce qu’il ne devrait pas savoir parler et sait pourtant), hésitant. Idiotie qui devient si crétin qu’il en confond les mères de ses gamins et dans l’ensemble un peu tout. Il va de soi que l’hypothèse de l’idiotie à rebours n’est que la perturbation sans rebours, le I étant d’ailleurs crayé par une main inconnue, invisible, impersonnelle voire inexistante. Cette idiotie qu’on lui adjoint de force n’est qu’une illustration de son propre dédoublement.
En étant un peu généreux d’imagination, on pourra aussi considérer que les [sur]noms STRAY et YASH présentent une certaine symétrie…
Si je savais de quoi je parlais, je pourrais affirmer que ce changement de nom est délibéré, que c’est un clin d’œil, une œillade, un coup de coude dans le bras même, pour nous exprimer la primauté de l’idée et du possible sur le fait pur et dur, même si cette idée fait partie d’un possible qui ne l’est pas ; une idée qui dépasse ce que nos définitions font de l’univers et ce que certaines autres, malgré l’autre chemin emprunté, ont aussi fait. Ou qu’il y a divergence entre ce qui se passe et ce qui se dit (la carte n’est pas le territoire, tout ça). Mais bon. Ou pire, sortir pour rigoler des histoires d’entropie. Mais bon.
25.8.07
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1 commentaire:
c'est bien vu, l'image d'amer béton.
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