Disons qu’
O Révolutions est un roman sur l’impossible. Ou de l’impossible. Oui, plutôt. Pas en ce qui concerne ses particularités visuelles, de miroir, de tambour et du tremblement subséquent ; mais une impossibilité de communiquer, d’expliquer, d’empêcher, peut-être de sentir. De voir que le juste milieu, le milieu pile poil, n’existe pas. De choisir. D’être un là où on est deux ; d’être deux puisqu’on est un. Ineffable, indicible. Humain surtout. A partir de ce constat, les contraintes que s’est imposé Mark Z. Danielewski à la rédaction ou quelques unes d’entre elles au moins reprennent un nouveau rôle, touchant à une certaine précision, au moins d’un côté et de près, à ce qui ne peut s’exprimer, usant de possibilités pour parler de ce qui ne peut pas s’en servir. Démarche pas spécialement originale après tout, on sait depuis quelques temps que quelques gens grattent le monde et sa carte pour voir ce qui glisse ou non à partir de ses trous. Mais quand même.
Petit rappel de quelques aspects du bouquin : 360 pages en vis-à-vis (deux textes qui partent chacun d’un bout du livre, la première page (1) de l’un voyant inversée la dernière de l’autre (360)), deux personnages – Sam et Hailey – qui narrent chacun leur histoire, la même dans l’ensemble ; avec l’avancement des pages, le texte devient plus petit, comme s’éloignant du lecteur. Chaque page contient un nombre déterminé de mots (360 pour la majeure partie des pages) et possède chaque lettre O colorée (en vert pour Sam, en jaune pour Hailey—). Structure cyclique et pseudo-infinie. Je suppose qu’a
ller feuilleter le bouquin rendra ces quelques abscons mots plus clairs. Sachez au moins que pendant et après avoir lu, on peut s’exciter le kiki à trouver des rythmes à l’intérieur de pages (un certain type de poétique du son, de cadencement agencé aidé et désaidé par des brisures, rebonds, densité de portemanteaux à la page carrée, rimes déphasées, symétriques) et encore après si vous êtes atteints s’exciter un peu plus sur les correspondances et symétries, sur les nombres et les hasards qui n’en sont généralement pas vraiment—je ne suis pas atteint. Et convaincu ? Aux trois quarts dis-je.
Transiti—
On trouve chez Kafka cette phrase : « Il y a un but, mais pas de chemin. » (suivi de « Ce que nous nommons chemin est hésitation. »). Hailey, Sam aussi, ont eux un chemin, pourtant pas de but, ni même d’hésitations réelles. Un but qui est ce chemin, bordel. Sam n’est rien d’autre que Sam, 16 ans. Immortel. Pareil pour Hailey. Un nom, un âge, autant dire rien. Aut— —
Finalement, le plus étrange avec cette histoire divisée en deux n’est pas—ne sont pas les différences d’une version à l’autre, elle-même trop symétriques pour que « différences » soit un mot réellement approprié, ni même leurs ressemblances antithétiques, mais plutôt dira-t-on leur correspondance à un niveau temporel et spatial. Personnifications peut-être. Abstractions, mélanges, agrégats (un « Vous êtes métis. » en S256 et quelques vilains mots métaraciaux (sic) bien (ou mal) sentis lancés à l’adresse des deux vont en faveur de ce genre de sens, ou plutôt illustrent un sens qui s’admet au fil du texte). Admettre ça n’a pas forcément l’intérêt qu’on pourrait estimer à première vue (ça vaut pour ce qui suit autant que pour ce qui précède), mais les deux [aur]ont toujours seize ans. Ont choisi d’avoir seize ans, toujours, à jamais, étant donné qu’ils n’ont rien, ne sont pas. Seront toujours là, ont toujours été là, après la page 360, avant la page 1. Ils ont tués les milliers et millions de morts évoqués entre 1863 et 2063, ont fait naître les autres. Les animaux et végétaux s’évanescent à leur contact, ils créent et chient des montagnes. Forniquent partout. Leur simple passage à St. Louis ou partout finit en tempête de merde, et pourtant eux croisent l’espoir. Nouvel ou moribond, mais espoir.
Toujours.
« Mais n
oUS aussi sommes sans fin. » (S302)
« Parce que je n’existe pas. » (H341)
« N
oUS s
ommes le temps. » (H243)
« Car maintenant
n
oUS s
ommes h
ors temps. N
oUS sommes instant. » (S320)
Et ma préférée je crois ; « Elle est l’ag
onie des pierres. » (S270)
Cycle. Accéléré.
Sauf que. Qu’eux l’affirment ne suffit pas, n’a jamais suffi. Même si tout se vérifie.
Impossible.
Tangentes infinies, infimes, infâmes, infirmes, affirmées, fermées. Ces cercles, ces retours reviennent dans la démarche même du livre. Danielewski utilise une forme sensiblement nouvelle (ou au moins originale, pour ce que vaut le mot), de neufs yeux pour parler de thèmes anciens, classiques, antiques même, techniquement banals et déjà-vus au possible. Sauf que.
L’amour des deux ne s’explique pas, n’a pas d’explication. Pire pour certains et mieux pour moi, n'a pas besoin d'être expliqué, s'explique seul sans explication. Leur liberté, leur perte, leur fin, non plus. Et tous grandissent avec le temps. De même leur conscience en quelque sorte, incapable d’appréhender la fin, se croyant éternel et pourtant apercevant de mieux en mieux qu’elle arrivera. Leur lien, sorti de rien, est la seule chose qui existe et devient cette route qu’ils traversent, cette rupture diagonale entre les texte, croisant des gens sans noms, d’autres aux noms changeant (procédé aussi utilisé par exemple dans
Le dimanche de la vie, de Raymond Queneau*, autant s'amuser hors texte), conduisant une voiture qui n’est jamais la même, une Ford T (—on peut en gagner une de 1915 en ayant son permis S totalement en or à Gran Turismo 4) ou une Range Rover, tout ça parce qu’on a perdu son cheval, donc son royaume ; pendant que leur propre temps impose son rythme au temps admis, que leurs mots deviennent les mots. Soit dit en passant, ils n’ont pas de montres. A moins que. Qu’il ait été décidé qu’elles ne figureraient ici que symboliquement. Après tout, l’on n’est plus à ça près. Il n’y a ni « or » dans la version originale, ni « ou » dans la version française. Contrainte qui passe assez facilement je suppose, gage de plus dans l’aspect exploseur de limites du texte.
Tout change, rien ne change. Le rythme ici crée renvoie nécessairement au début d’une boucle, d’une révolution, mais le propos ne veut pas, ne peut pas savoir où la cyclicité du Temps commence ni à quelle(s) échelle(s) elle existe vraiment, sans parler des rapports entre ces échelles.
Ainsi l’énorme S, placé au début de l’histoire de Sam, d’abord estimé comme une indication, amorce de l’histoire à suivre, devient—et de la même manière le H en Hailey—, si l’on tourne la dernière page de la partie opposée, un dernier hommage. La démarche en soi d’aller au-delà de la page 360 dépasse en quelque sorte les limites d’O Révolutions (et ce même s’il possède une date d’expiration en dehors des 360 pages et qu’il est à peu près stupide de limiter le cercle à 360° définitivement définis), mais ces ultimes H et S sont visibles de la page 360, par transparence, pas ici et toujours là, ajoutant une autre dose aux dernières lignes. Ainsi halos, olives, kriss et miels. Prospection d’un autre part jamais atteint, atteint à jamais. Jamais à deux. On a beau essayer. Mais. Finalement irréversible. Le cercle est tout, mais il n’a qu’un sens à la fois.
*Pour rester sur Queneau, on peut estimer une relation entre
O Révolutions et son roman
Les fleurs bleues. Dans les fleurs bleues, Cidrolin, un gugusse vivant sur une péniche dans les 60s, devient quand il s’endort le duc d’Auge, vivant je ne sais plus quand au Moyen-Age. Le duc devient bien sûr quand il s’endort Cidrolin, et finira, après quelques bonds dans le temps, par réellement le rejoindre. Ce thème est basé sur un apologue chinois bien connu (« Tchouang-tseu rêve qu'il est un papillon, mais n'est-ce point le papillon qui rêve qu'il est Tchouang-tseu ? »). De la même manière — alors que le texte de Queneau présentait des transitions subites qui avaient parfois le bonheur de ne même pas faire savoir au lecteur que de Cidrolin il était passé à Auge avant quelques lignes — exploité par sa forme de double lecture et ses accompagnements historiques, O Révolutions propose peut-être un Sam qui, quand il part, devient Hailey, et inversement, l’autre restant toujours proche, opposé, retourné, capoté.