Pendant qu’autour de Cyprian l'Against the day tourne non en rond mais en spirale, stagnant peut-être un peu, ainsi le prochain gros relief fera encore plus de hauteur à parcourir, la cartographie narrative avec son air chaotique trimballe de pic en pic, de cime en crevasse, de concave en faîte, de hauteur en pic-vert bleu ou mauve, de protubérance, tumeur en mamelle à la bière. Les souvenirs refluent et s’accumulent pendant qu’ils errent en un désert. Une sorte de désert, aridifié par les personnages, qui au sein d’un paysage plus ou moins présent, tirent la couverture à eux, focalisant, faisant oublier le décor. Peut-être pour ça que Thomas Pynchon fait évoluer les habitants de son monde dans beaucoup de paysages parfois secs et austères (Colorado, Sibérie, etc.), il est plus facile de s’oublier en leur milieu, que ce soit pour eux ou pour le lecteur.
Il est si facile d’assimiler Pynchon a ses propres théories (éventualités plutôt) quand une des explications à propos de Tunguska lance, tapote que ce pourrait après tout être une conséquence du bordel ambiant, qu’il soit présent ou surtout futur, venu de l’après et concentré en un seul point inconnu, explosé avant son contact avec le sol (à Tunguska, il n’y a pas de cratère, seulement des arbres allongés sur des kilomètres et des kilomètres comme une foule concentrique de poivrots assommés, puis une nuit qui devient jour, une nuit ardente où l’on pouvait lire ATD pendant ce qui est de coutume l’obscurité, les nuits blanches de Dostoïevski devenant jaunes oranges, une nuit qui quand elle revient réellement parce que tout a une fin redevient cette opposition au jour, cette préparation à affronter le reste qu’on trouve dans le sommeil, l’ivresse ou les ténèbres (bouh !), redevient le négatif du jour dans lequel tous les chats sont gris, redevient majeure face au jour illuminé, usine à loup-garou et à gamin, à tours de magie et tumescences, bibelots et) formant un papillon ou un ange, si facile et idiot de penser que—il ne s’agit même plus d’estimer qu’avec un retour dans le passé on pourra voir et prévenir, il s’agit simplement de s’apercevoir qu’il faut ralentir la fatalité, contrer l’inéluctable au point qu’il ne le soit plus vraiment, inéluctable. Le temps est présenté comme cyclique, du moins une sorte d’anneau de Möbius, se retournant, économique, revenant sur lui-même avec ou sans les hommes, l’usure et l’érosion sont forcées, pour les baiser il faudrait progresser, sciencer comme des fous, et c’est là que tout blesse ; les plus hauts savants ne peuvent rien et tâtonnent en espérant que leurs descendants parviendront à assommer le passé pour créer un présent convenable. Sauf que. Sauf que. Les anarchistes qui plombent le cul de l’histoire présent dans ATD n’ont d’ailleurs ri—comment dire ? rien à gagner finalement, le rôle du Kieselguhr Kid se transmet comme la royauté et finit par s’oublier, les bombeurs bombent ce qu’ils peuvent, échouent un peu, réussissent un peu, le ratio en leur défaveur, séparés seulement du reste du monde par quelques explosions.
La concrétisation principale du progrès dans ATD, loin d’être en rapport avec les quaternions, la dynamite et le cafouillis temporel qui est derrière, en fond, en relief peu prononcé, est l’avancée des chemins de fers, qui traversent tout, rapidement, s’échappant d’un point pour former une toile arachnéenne dans le fond mais d’une forme éclatée, qui n’est encore pas constituée d’une quatrième dimension (déjà que la troisième est douteuse). Ressenti par je ne sais plus qui comme une sorte d’organisme vivant, évoluant presque de lui-même, la voie ferrée est l’exemple parfait de technologie ou progrès visible, reliant et empiétant, que l’on peut (en enlevant les films de cul et quelques autres choses) même comparer à l’internet pour son aspect de découverte et d’étendue, de communication. Donc, le train. Donc, des poseurs de rails. Internationaux. Et des tunnels sous les montagnes. Puis des tatzelwurms, méchantes bestioles caverneuses, qui agressent les poseurs. Tout ça pendant que des chiens parlent, de la mayonnaise tue ou presque, que des frères Vibe et Traverse se retrouvent partout sur le globe, se retrouvent en des lieux qu’on oublie presque derrière les personnages. Göttingen ou Venise finissent eux aussi par s’embarquer loin, partir peu à peu. Pendant qu’on joue du Chopin à l’ukulélé et que des poèmes modifiés (« Roses is red — Shit is brown — Nothing but assholes — Live in this town ») au milieu des traditionnelles chansons qui parsèment le bouquin.
Les Chums of Chance sont de plus en plus brefs, de moins en moins et de plus en plus C. of C., alors que les personnages qu’ils avaient croisés comme ça prennent la vedette, les laissant dans un temps qui n’existe plus et leur conférant une empreinte plus ou moins ténue (et puis, comme un Homer et un Bart, Lindsay Noseworth lance à Darby Suckling peu après la page 400 un « Why, you little— » avant de l’étrangler en comité non restreint. Ce genre de chose ancre les traces) et pourtant qui lie encore un peu tout, ne cimente pas vraiment ni n’agglomère ou glutine, mais renvoie plus ou moins tout le reste à un centre commun.
Peuh, pendant qu’ils passent la science s’accumule, Pynchon érudit lançant quaternion sur vecteur, Riemann sur Gauss en riant, la science pointant son nez dans l’absurde comme l’inverse est vrai aussi, dans une gerbe de théories dont l’on doit dépêtrer le fumeux de l’acceptable, renvoyer le fumeux dans le futur pour voir, chercher le vrai dans ce que finalement je ne comprends plus, dans les hypercomplexes et la théorie, voir si quelque part la pratique a foiré ou a oublié, ou peut-être s’est fait bifurquer la gueule par l’économie ou quelque autre chose d’importance grandissante. Après tout, le roman commence bien avec quelques magnats cherchant à casser du Tesla qui pourrait tuer l’économie en transcendant le progrès… Embryons théorifiques avortés, praticiens corrompus, cacophonie du nouveau monde oublié par le berceau et la nurserie de la science qu’ici est Göttingen. Voir les idées que les personnages embrassent et font lutter devient jouissif, et l’absurde d’un flirt mathématique joint à lui d’autres aspects joueurs et sérieux, Pynchon jonglant avec des boules de densités divergentes. Tout ça autour de quaternions (des pérégrinations sur google n’arrangent pas un fait : je suis loin d’être un mathématicien) et de dimensions abstraites, de disparitions et d’apparitions, de magiciens fertiles et de contorsions saucières. Tous les personnages finissent par changer, du Docteur Ganesh Rao qui s’exclut du visible pour revenir tout autrement ou comme Renfrew et Werfner, schizophrènes unique (ceci n’étant pas une faute d’orthographe). Les dimensions se conjuguent au sein du roman (qui fait plus que fixer une histoire, voire plusieurs, comme un roman estampillé normal) et s’affaissent, comme si elles se magnifiaient en se rencontrant, Pynchon sautant d’un réel à un autre, faisant une rotation de 90° dans le temps, incompréhensible pour le commun des abêtis des maths, mais c’est comme ça, faisant plusieurs rotations, l’inverse d’une première ne redevenant pas pour autant même qu’avant. Le sérieux stagne un peu, la folie arrive, percute et embarque une partie, Reef fait un gamin là-bas, tourne, recommence comme à la roulette.
Les C. of C. donc, face au futur, un moment hésitant même sur leur propre réalité, sur leur acceptation du présent, à se demander s’ils vivent ou si une rotation dans une dimension inconnue les a renvoyé à des copies d’eux-mêmes, au milieu du Marching Academy Harmonica Band (soit le M.A.H.B. qui au fil des phrases deviendra le H.B.M.A., le M.H.B.A. ou le H.M.B.A.) au point qu’on ne sait plus vraiment si leur histoire est l’histoire, l’Histoire ou l’histoire dans l’histoire, ou plutôt comment tout ça est connecté. Décapant leur rôle intemporel, bloqué de joyeux drilles pour devenir présents, même pour devenir les deux à la fois (des bilocations, titre de la troisième partie du roman, la fourche ayant une base inconnue, mais deux résultats simultanés, identiques et différents), figés et évoluant. On vogue de l’un à l’autre, à d’autres aussi, les histoires les plus sérieuses sont assassinées par des retours d’absurde, des hyperdeus ex machina, l’essence même quoi, l’absurde se suicide et l’on voit ce qui reste.
Les C. of C. au-dessus du monde mais forcés d’y retourner, comme n’importe qui, assommés. Le présent vient faire ses incursion, même à Tunguska le fait-il, le futur peut-être même, quand en page 797 Tchernobyl, symbole total d’une dérive, d’un manque de contrôle voire même d’intérêt sur ce qu’on fait, s’inscrit comme peut-être lié. Reste que, finalement, cette explosion géante a révélé, comme une photographie, Shambhala l’inconnue…
Les C. of C. aveugles, incapables d’être en marche contre ce qui l’est déjà, tout juste bon à rentrer dans un autre chemin, l’autre moitié d’une fourche (d’un V) ou d’une ligne parallèle, sautant de l’un à l’autre, obligés, parce qu’un je-vous-l’avais-bien-dit ne sert pas forcément à grand-chose s’il ne s’accompagne pas au moins de clés.
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1 commentaire:
Surtout, continue à poster! J'ai signalé ton blog dans le mien (http://towardgrace.blogspot.com/). Encore bravo. Je prends des notes.
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