18.1.08

« To wake up every morning with the taste of ashes in your mouth. »

Il y a Goldfarb. Et d’un autre côté, Paul, qui écoute, copie et tape au propre les propos de Jozef De Heer. Goldfarb, dans les années ’40. Etudiant. Cambridge. Jozef et Paul, une cinquantaine d’années plus tard à Potsdam, revenant sur le passé de De Heer, jeune juif en l’Allemagne nazie. Goldfarb, par diverses manipulations et capacités, finit à Los Alamos, dans les locaux secrets sécurisés qui ont vu (car les murs n’ont pas que des oreilles) le développement et les constructions de la bombe atomique. Goldfarb, Nobel, enseigne maintenant à Potsdam, dans la même université que Paul, étudiant.

Question : qui s’y connaît le mieux en culpabilité ? Le juif qui a survécu sans mérites à l’Holocauste ? ou l’autre juif qui pourrait avoir sur la conscience les morts de milliers de japonais (et par extension un poids latent terrible) ?
La base est là. Voir comment s’imbriquent les histoires de l’un et de l’autre, en regard du temps et de l’espace. Des situations qui riment. Comment l’un se fera embarquer dans le projet Manhattan, comment l’autre se fera emprisonner ; l’un au milieu du feu à venir, l’autre au milieu du feu constant ; parfois la joie des jeux ; comment les deux découvrent l’amour, et les deux de continuer. L’un du côté opprimé, l’autre du côté des grands. Dans une façon plus ou moins avouée de les rapprocher encore un peu plus, le « grand » reste assez effacé, l’opprimé est plus haut en couleurs (j’y reviendrai).
Question, deuxième : et si, malgré tout, leur culpabilité était mal placée ? Et si notre perception était mal placée ?

Reprenons. Paul Andermans. A l’hôpital. Où il rencontre De Heer. Qui raconte son histoire, est hérissé par des questions impertinentes, aura besoin de conter. De Heer a été jeune, a quitté ses parents dans des circonstances terribles d’habitude, s’est trouvé un ami, des amis, est devenu apprenti magicien en assistant le russe WLADIMIR, apprenant à empalmer des pièces, des balles d’argent, à truquer le jeu à son petit niveau, à continuer encore un peu caché dans son sous-sol. Devient amoureux, se fait niquer. Et les camps. Admet le hasard ; si lui est passé, il n’avait rien de plus méritant, insiste même assez (notamment dans un monologue pages 431 à 434) sur la normalité de son aspect, vil ennuyeux énervant égoïste s’il l’est, restant ainsi dans le pseudo paradoxe qu’il fustige, coincé dans sa double façon de vouloir se considérer lui et les quelques autres comme malgré tout normaux, rien de plus ou de moins que le reste, et l’aspect historique fort de son passé, qui peut se résumer en ses (ces également) quelques mots : Personne ne peut comprendre un homme comme moi (et sa variante ignoble : Personne n’a le droit de me comprendre). Pseudo paradoxe car paradoxe il n’y a pas vraiment, la haine en retour s’axant sur la vue de la vie des rescapés, forcément blancs comme neige. Lui aussi a fauté, péché. Pendant que son histoire s’exclame sur les pages, Goldfarb se fait absent, la bombe test a explosé, tout a changé, avec une résonance plus personnelle et égale. Egale ? Quel égoïste…
Puis la magie, encore. Et le mur de Berlin.

La passivité, devenant instable seulement en se prenant quelques neutrons dans la gueule. Où sont ces neutrons ? Neutres, pas vraiment, mais où sont-ils ? Peut-être accélérer, comme les particules en sous-sol dans des cerceaux géants. Hitler s’est achevé, cela n’empêchera pas les bombes atomiques de continuer à se construire, menées par ce qu’on pourrait estimer comme la science désormais seule. Tiens donc, le Japon. Bref. La seule, découpée de son obligation première, science. Sans conscience n’est que ruine de l’âme. La bombe se construit par expérimentations. Si on demande pourquoi, la seule réponse, incroyablement correcte, sera : Parce que l’on peut. Pour elle-même, pour voir, pour observer comme parfois on aimerait renaître dans quelques temps, devenir dictateur intergalactique et monter une guerre, juste pour voir si ça fait vraiment comme dans Star Wars (Return of the Jewdi). On n’est pas dupes, on sait bien que dans l’espace, les bruits n’existent pas vraiment. Mais pour voir, parce qu’on pourrait, qu’au bout d’un moment on peut. Et cela suffit.
Le peuple même est fissible par sa passivité, uniquement capable de réaction quand il est déjà trop tard et qu’on sait bien qu’on ira à l’échec, la tête haute d’avoir essayé, la fin arrivant par vagues successives. C’était l’Allemagne. C’est avant tout un exemple, non une exception.

Cela rejoint aussi la thématique très présente de la graine, par le sperme, fluide indélébile bien plus efficace pour sceller un pacte que le sang, coulant déjà sous les ponts. Dès le début du roman, on est fixé, il y aura du cul. Pas vraiment pour exciter (encore que), mais pour engrainer, engrosser, faire grandir, rapidement, et probablement mourir en route, fausse-couche comme les mini-digressions en simili-texte qui ne prennent que quelques mots avant de s’éteindre. Comme la floraison des scènes dans quelques chapitres, se multipliant quand l’action se rapide, peut-être aussi pour finir plus tard, impossible de faire autrement. Les expressions les plus imagées viennent remplacer le sperme, immanquablement incapable de faire ce à quoi il est destiné. Et si, même incapables, on pouvait surmonter le problème, se débrouiller pour le minimiser, faire en sorte d'être continus ?

Combien y en a-t-il ? A partir de quatre, cinq peut-être, il faut compter et non simplement voir (ou « subitiser », savoir immédiatement combien d'objets sont en face de nous ; ça n'a pas l'air d'exister en français). Combien ?

C’est finalement toute l’histoire, hésitante à s’enfiler son propre H majuscule. Mensonge constant sans honte pour s’approprier, spectacle épique ou ignoble, jamais réelle. Question, troisième : et si l’Holocauste n’avait rien d’inimaginable ? On sait tous très bien qu’il ne l’est pas. Pourtant. L’inimaginable fixe dans l’absent, comme un cauchemar qui ne se reproduirait qu’au hasard, si possible pas du tout. Le hasard a sa place, mais pas à ce niveau. De la même manière un rappel du côté « normal » d’Hitler. Il a été ce qu’il a été, mais est humain, trop proche de ce que nous sommes pour qu’on puisse admettre qu’il le soit vraiment. Omega Minor est ambitieux, offrant ses changements face au manichéisme historique, je ne lui rends pas forcément justice et aurais réellement dû prendre des notes.
De Heer, dans toute son histoire, viendra à se détacher (il l’affirme lui-même) d’auteurs tels Primo Lévi ou Elie Wiesel (dont une citation est en épigraphe du roman). Voire d’Anne Frank. Voire, pour changer de domaine, de Steven Spielberg. Il n’est pas un héros, n’a pas a priori de devoir, surtout pas celui d’émouvoir. Il a vécu. S’il a survécu, il le doit uniquement à la chance, son histoire doit simplement sortir, elle n’est pas là pour faire pleurer des mamies en chapeau et tailleur qui pleureront durant le film, iront se sécher les larmes au café et rendez-vous dimanche prochain à trois heures (ceci est une paraphrase du texte). Pour pleurer, il faut que le juif soit immaculé, comme si sa position de victime ultime ne suffisait pas à s’apitoyer sur son sort. Il ne l’a pas été. Fiction. Mensonge par omission, le plus vicieux. Qu’il n’y ait pas volonté ne change rien, charger le survivant d’une mission et d’un rôle n’est pas judicieux, juste. On pardonnera Anne Frank, peut-être moins le rôle dans lequel elle a été intégrée. Et pourtant, De Heer occupe très bien cette place de héros, ce rôle-type qu’il rumine, au milieu de ses aventures dans les bas-fonds, ses prises de jambes à son coup, ses amours brisées, sa magie et les éléphants qui disparaissent. S'il dérive en le soulignant ses défauts, son histoire à tout pour plaire, pour fonder une empathie qui n'ira qu'à la destruction d'Auschwitz. Et au-delà de son métier inhabituel, son histoire n’a rien d’original au milieu des foules d’autres que l’on a déjà entendues. Et c’est probablement ça le plus terrible ; avoir enfermé tout ce qu’on pu être les souffrances des Juifs en un modèle qu’il est impossible de contourner, forçant, un modèle qui devient abstrait dans ses répétitions, perd sa réalité. De devenir de la littérature (ou autre chose) de genre. Dans quelques années, tout cela ne sera qu’un mauvais souvenir. Au même titre que les Croisades ou Austerlitz. On le fait déjà quand les problèmes se déroulent plus loin que le pays derrière la frontière. Vous verrez, ça marche très bien.
C’est encore plus présent après la guerre et les camps, pendant les années du Mur. On s’aperçoit qu’enfin il existe en temps qu’entité, a un nom, et n’est plus réellement caché. Changement, plus parlant qu’il en a l’air. Sa position de magicien lui confère un statut relativement étrange, au point de pouvoir se sentir coupable de l’érection du Mur—mais il n’y est pour rien, à peine un pion qui n’a pas servi. C’est à peu près là que sa vie, racontée par le double prisme de sa mémoire et des mots d’Andermans, arrive à sa fin, contemplant l’inutilité de ses actions, comme si la magie, dans un pied de nez d’une longueur effrayante, avait décidé de détourner son attention de ce qui était. Passer du côté de l’officiel après les années de peur n’a pas changé : le Mur de Berlin labyrinthique devient une métaphore facile et bien ficelée de son emprisonnement.

Aussi le prestige. Pas celui de l’admiration, du charme ou du respect, mais celui de la magie. Ce serait un peu idiot de le raconter. Qu’il suffise de dire que tout se tient encore, prenant une nouvelle fois les thématiques d’histoire, de langage, de culpabilité et de vraisemblance/vérité, de fin pour les secouer une fois de plus, tapotant un cul de bouteille bleue de ketchup pour voir ce qui sortira. Quand aura-t-elle fini de nous faire regarder autre part ? S'apercevra-t-on au bon moment du détournement.
Question, quatrième : Qu’est l’Histoire ?
Elle ne s’arrête pas. Même mensonge, elle est la seule vérité que l’on puisse se permettre d’avoir. Surtout si les mensonges forment mieux la vérité qu’une vérité. Heureux que le purin soit fertile. Omega Minor est aussi l’étude du point de rencontre entre le présent et l’histoire, la mémoire. Elle s’approche de plus en plus rapidement, la limite que l'on croyait fixée est proche que prévu.

Ici on y retourne un peu, voir ce que peut-être on avait oublié. Le réel finit par apparaître, rapidement, et encore une fois la graine est comme Œdipe. Comme lui, elle a échoué, mais s'est donné une nouvelle chance avant de s'en apercevoir.

« The struggle of Text against World. The World wins. »
FAIL
« Fight to transcend our uselessness. »
« and faith is everything. » L’oméga est encore minuscule. La fin grandit. Mais… attendez, je retourne mes pages. Le paramètre Omega est la constante cosmologique. Voilà, 211 : « What is Omega ? Omega is the parameter that describes the future of our universe. If Omega is greater than one, then the universe is open, and it will forever expand. If Omega is less than one, then the universe is closed and after […] » etc. on connaît tous la théorie du big crunch.
Le paramètre Omega est la constante cosmologique (deuxième). Il est presque égal à un. Il faut chercher les choses qui pourraient exister, pour savoir comment finira l’univers (rien que ça). Et cette fin (du roman), qui pourrait ressembler à je ne sais quelle lambda merde à suspense et explosions, donne. Expansion éternelle, à se densifier ou—plus probable—se refroidir, voire rien du tout ? ou se réduire avant un nouveau cycle ? Le nouveau cycle lui-même, à des échelles si gigantesques, devient un simple espoir de voir tout ça continuer. Si Omega > 1, soyons heureux, la trace quantique laissée par nos fesses sera éternelle. A quoi bon ? A voir qu'à étage réduit, en décennies, on peut. A voir quelle dose de destruction demande l’arrivée du nouveau, à tous les niveaux. Et si on peut partir en se marrant, finir avec sa preuve.
accélérer. utiliser le choc—répéter.



Voir aussi :
- les quelques paragraphes du tout début traduits par Claro.
- une interview de Paul Verhaeghen sur bookslut, qui revient sur le bouquin et sur le fait de se traduire soi-même (rappel : Omega Minor a été écrit en néerlandais, Paul Verhaeghen, belge d'origine, assurant donc sa propre traduction en anglais, laissant des petits bouts d’allemand et de français (pas très justes d’ailleurs) dedans. Quoi qu’il en soit, au niveau de la langue, ça sonne souvent très bien. On apprend aussi qu’on s’est fait couper 120 pages de notes)

4 commentaires:

Olivier Lamm a dit…

sinon toi aussi, tu as percuté la référence hilarante à chaplin?

(je veux pas spoiler pour les autres mais - hum, hinkel)

sinon, j'avoue que je me suis bien fait avoir, et que je suis bien content de m'être bien fait avoir. un vrai miroir aux alouettes, ouep. m'est avis que le coeur de l'atome est à trouver dans le factice, l'historié photocopié, le courant alternatif du grand Evenement indicible sur lequel on n'aurait pas le droit de fictionner. et là, ça tape fort.

(damn, mes notes attendent que je me penche sur elles, mais j'ai tellement de boulot, c'est dur)

François Monti a dit…

Cher Odot, je comprends à ton commentaire que tes doutes initiaux ont été pulvérisés?
Cher Otarie, rajoute que l'auteur est belge, ça me fera plaisir et je pourrai donc dire que ton papier est excellent.
Tout comme Laura Warholic et Zeroville, Omega Minor sera lu quand j'aurai le temps et, hummm, je dois d'abord régler le compte de quelques trucs qui prennent pas mal de mon temps.

François Monti a dit…

Merci! Excellent papier!

claro a dit…

Ça s'appelle ouvrir le bal! POur la vf, hélas, faudra attendre printemps 2010. Mais bon, c'est déjà demain. En tout cas, post intéressant, un peu écumant sur les bords, mais qui touche les bons centres nerveux.