« Quand j’étais au lycée, j’ai dû écrire un essai imitant le style et reprenant le sujet du « De la lecture » de Bacon, et je me souviens y avoir inclus tous les clichés confortables. Je n’ai pas dit que les livres m’incitaient à la masturbation. Je n’ai pas parlé des cauchemars, des rêveries, de la douleur, de la solitude qui vous raidit la queue. J’ai évoqué l’émerveillement et la curiosité, l’évolution du caractère, le changement de la sensibilité, l’enrichissement de l’esprit, mais je n’ai rien dit de la disparition du moi dans un terrible tremblement de terre. Je n’ai pas dit que lire vous enfonçait une lame dans le corps. Je n’ai pas dit que l’homme — quand il porte calmement à sa bouche sa cuiller de céréales pendant que les mots transpercent ses yeux sans laisser de plaie — sépare plus bruyamment que ne le font ses mouvements de mâchoires, devient un golf, une Mer Rouge que personne ne franchira, un guet à pied sec. Il n’y a pas de miracle plus menaçant que celui-ci. Je n’ai rien écrit sur le lent retour qu’opère le corps après un récit comme s’il revenait du pays des fièvres, sur cette impression d’être à part comme si vous étiez touché par les dieux. Je n’ai pas parlé du désespoir de ne pas vouloir être soi-même ou du désespoir inverse qu’est l’absolue entéléchie. Je n’ai pas parlé de la lecture comme d’un refuge, d’une drogue ludique, d’un jugement impitoyable. Ah, Walter von der Vogelweide, Wolfram von Eschenbach. Vous saviez déchiffrer les roses à l’endroit même où ma tête était posée. Et je n’ai pas parlé non plus du fait de mettre dans ma bouche des mots magiques comme ceux que Hausen ou Morungen écrivaient pour faire de mon esprit un miracle médiéval ; parce que je devenais la conscience qui composait le poème ou le paragraphe ; je devenais grandiose et alambiqué comme Browne ou austère comme Swift ou aussi dense et riche que Shakespeare, vif que Pope. Voici Büchner, Raspe, Richard Dehmel. Voilà Stefan George et Stephen Spender. Ah, Guido Calvacanti. Une cave. Un con. Camus. La douce muse de Hartmann von Aue ou celle […] »
William Frederick Kohler, Le Tunnel
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