17.9.07

ELUCIDE EUCLIDE

Quelques mots en fin d’un chapitre—qui soit dit en passant se trouve immédiatement avant et annonce ce qui est peut-être le chapitre le plus drôle de tout ce qu’a pu écrire Thomas Pynchon—et la fête débarque. Mason & Dixon, page 370 ; « …as meanwhile M. Allègre proceeds, before a room-ful of what, to his mind, must seem unfeeling barbarians, to recite his Iliad of Inconvenience. »
Commence donc au chapitre suivant l’Iliade d’Armand Allègre, cuisinier français. Basée sur des canards automates. Le lecteur moyen revenu en arrière et déjà frappé par quelques itérations remarquera une fois de plus le rétroclindœil Inconvenience, ainsi que l’assonance en I (et même l’utilisation du mot barbare, qui fait très grec), mais on s’en fiche. Ce qui compte ici, c’est l’Iliade. Le mot—encore qu’au pluriel—a déjà surgi en page 242 et revient en page 443, en page 591, peut-être ailleurs, je ne sais. Le mot Odyssée est lui page 690. Ce qui compte, c’est que Mason & Dixon est entre autres un texte présentant deux hommes (on ne poussera pas le bouchon en rappelant que les deux messieurs en question ont découvert Uranus…). En allant voir à l’arrière de son exemplaire, avec un peu de chance, on tombera sur un morceau de review de John Leonard qui nous dit que c’est un texte sur l’amitié masculine, donnant en exemples conjoints Ulysses ou Huckleberry Finn. L’idée pourrait bien évidemment surgir de l’Ulysses joycien, mais non. Par contre, Mason & Dixon, ainsi qu’Ulysse maintenant, peuvent nous renvoyer à Mercier et Camier (autre renvoi à Joyce) mais ici surtout à Bouvard et Pécuchet. Et là, magie. En 1947 (ce qui n’a donc plus grand’chose à voir avec Flaubert), Raymond Queneau a écrit une préface à Bouson et Pécuxon. Préface dans laquelle il estime que toute grande œuvre est soit une Iliade, soit une Odyssée (toute œuvre occidentale en fait, mais l’un dans l’autre, ça doit aussi se tenir pour le reste).

[je ne l’ai sous la main, mais cette préface est disponible dans Bâtons, Chiffres et Lettres (et des extraits dans le folio classique de Bouvard et Pécuchet). Pour accompagner et même un peu plus, je peux sortir cette interview en anglais ('pas mieux) reprenant et élargissant ce principe]

L’homme au milieu de l’Histoire, dans l’Histoire, en conflit avec elle, serait l’Iliade, tandis que l’Odyssée se concentrerait plus sur l’homme et son expérience, comme détaché d’un contexte social ou historique, faisant pourquoi pas de sa vie un événement. Deux façons de voir les choses.
Le point de rupture, l’ouverture d’une brèche se trouveraient justement avec Ulysse, très au courant de son ascendance grecque et bougeant tout ça, en restant une Odyssée, plus proche même du sens ici conféré à l’Odyssée que l’Odyssée elle-même. Depuis ça, finalement, statistiquement tout est toujours pareil, mais tout a changé. Les odyliades existent aussi bien que des choses que ne sont ni l’une ni l’autre—revenons à Armand Allègre.
On peut bien considérer que son aventure est une Iliade (remarquez le non-dit qui a déjà mis en route le fait que cette petite histoire était une grande œuvre…). L’ensemble de Mason & Dixon, en dépit de l’aspect historique du texte, peut-être admis comme une Odyssée. Odyssée générale compensée par les extraits au fil du texte de la Pennsylvaniade de Timothy Tox. Avec des définitions aussi larges (du genre qu’on appelle définition parce qu’il faut bien un mot), on se passera de préciser que Mason & Dixon s’éloigne d’une Odyssée à bien des moments. On pourra aussi préciser que, comme l’Odyssée (enfin bon…), comme Ulysse, M&D comporte trois parties. Je précise également que je n’ai lu l’Odyssée qu’une fois, et que…comment dire… en gros ça m’a emmerdé. Pour un comparatif de certaines choses dont je préfère me dire qu’il aurait au moins un petit intérêt, c’est raté. Il faudra se contenter de quelques notes pas très éparses.
L’Europe sort en partie assez large pour être considérée de la Grèce, et après tout l’Amérique presque entière s’est assimilée depuis quelques siècles à un appendice de l’Europe qui déglinguerait son statut d’appendice. Une sorte de déplacement fragmentaire de l’Europe… La période sur laquelle s’étale le roman dans sa période américaine—en gros la décennie 1760, peu avant la déclaration d’Indépendance—fait encore état d’un pays peu organisé, en proie à des luttes internes. Moment assez pratique pour évoquer par la construction de la ligne Mason-Dixon une démarcation entre deux états futurs, deux colonies pour l’instant, deux mondes totalement différents et que les colonies en conflit ne s’imaginent pas. Ligne qui se doit d’être la plus droite possible, suivant les lignes imaginaires et pratiques qui pullulent sur le globe, sorte de coupe de poil de cul en quatre, précision incroyable à tenir pour s’approcher de ce qu’un guignol a tracé en deux secondes sur une carte. Cette précision est bien évidemment, par des facteurs humains, d’observation, de manque non pas de rigueur dans la méthode de l’étudiant (encore que—c’est à un niveau qui dépasse l’observateur) mais dans les instruments eux-mêmes, la méthode admise, loin d’être exacte. Loin ou près, tout dépend de la précision. Comme l’Histoire elle-même est sujette à divergences d’interprétations, la ligne est sujette à variations minimes, qui se font petit à petit, avec l’espoir qu’elles puissent s’annuler en s’accumulant. En dehors de ce sens, la ligne qui avance avec Mason, Dixon et quelques autres rejoint assez aisément le sens de l’Odyssée, sur une ligne que l’on sait aller droit, mais passant par des tours et détours plus ou moins probables ; preuve qu’une ligne droite n’a jamais vraiment été le chemin le plus rapide entre deux points. La ligne, tant qu’elle n’est pas achevée, regroupe les deux hommes, comme à chaque fois plus proches, par glissades successives, du centre invisible de la frontière, tandis que sa fin les sépare presque, chacun devenant une entité qui n’a plus grand’chose à voir avec l’autre, qui ne peut plus être comme avant, cassant la gémellité approximative qui s’était formée, alors même que le lien est plus vif que jamais.
Cette exploration du nouveau pays, encore plein d’espoir et avec un Pynchon finalement assez optimiste, nostalgique et ayant quelque pitié mais optimiste (du genre d’espoir qu’après mûre réflexion on a décidé (et ce même si c’est peut-être à cause d’une traduction grecque approximative (sic)) que, même s’il est le pire des maux, c’est le seul qui avance à quelque chose) (un optimisme qui se voit notamment sur la toute fin du roman, pourtant relativement triste) devient une écriture de l’histoire passant par la bouche du Révérend Cherrycoke, sorte de père Castor, et par quelques autres bouches avant ; de même qu’Homère a conté des histoires déjà en place, de même Wicks Cherrycoke nous lance à la figure son odyssée qu’il a vécue en partie. Et de même, entre l’Histoire et ce qui s’est vraiment passé existe un fossé qu’on ne pourra pas combler, fossé ici accentué par le langage utilisé par Pynchon, par les personnages eux-mêmes, parfois se dédouanant de leur propre parole, n’ayant rien du tout, n’est-ce pas… ? Par la force des choses, l’histoire de Mason et Dixon est biaisée par le téléphone arabe, par le fait même qu’il y ait eu des observateurs et des gens pour la raconter, comme l’est l’Histoire en général. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il y ait une exploration d’un certain type de contre-histoire, d’absence d’officiel qui, en se bougeant le cul vers une reconnaissance publique, devient ce qu’elle n’a jamais été, lot de tout événement mis en lumière (ça aussi c’est de l’entropie ; plus le nombre de gens connaissant une chose augmente, plus l’information de chacun à son sujet est diffuse, bon ça c’était pour le clin d’œil idiot au thème entropique, c’est fait). Pour continuer sur la même thématique sans approfondir, le métier et les habitudes subséquentes des deux Astronomes sont une autre marque du même principe ; leur devoir s’accomplit la nuit, lieu des fantômes qu’on croisera aussi, des fêtards qu’on rencontrera des fois, des sorciers, du Feng Shui, des chouettes, des vers luisants, des vendeurs de préservatifs, des loup-garou et des étoiles. Admettre une histoire nocturne comme autre histoire ou simplement comme illustration d’une histoire non-objective assumée paraît simple mais efficace. It’s always night, or we wouldn’t need light, en épigraphe d’Against the Day. Ici la nuit est toujours présente, le passé y revient même un peu, et ici la lumière qui vient arrive des étoiles, de l’autre parfois, de l’illumination (scientiste) ou d’une torpille (Felipe !), qui devient un nouveau pôle dans sa baignoire. On avait signalé l’abondance des formes en « as if … » dans Against the Day (qui est, soit dit en passant, une Iliade bien plus qu’une Odyssée), et le fait est que Mason and Dixon en compte un nombre assez fabuleux lui aussi, créant une alternativité du passé et du roman lui-même, une réalité qui grouille d'alternances. Les deux reviennent dans le passé, l’évoquent dans des détails qui n’ont peut-être jamais existé, qui même en n’ayant jamais existé, sont plus réels que ce qu’on en a retenu. Le conte devenant Histoire, donc réalité. Pour reprendre des termes appropriés, il y a bilocation de la réalité qui fuit toujours un peu, aussi bien que l’Amérique (du Nord) a été une bilocation de l’Europe, un doppelgänger qui a pris sa revanche. La gémellité bien présente, entre le couple Mason Dixon, la traversée vers l’ouest, la réalité et l’autre, les jumeaux, le double fond du tiroir historique (qui en guise de double fond serait plutôt triple ou à n-fonds en escaliers), dans la science déjà incapable d’être utilisée comme on le voudrait, etc.

Je préfère me dire que si j’avais pris quelques notes pendant la lecture—au lieu de noter une fois Iliade, et de—bref, ç’aurait pu être plus intéressant. On verra pour la prochaine fois.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

C'est quand même sacrément intéressant comme post! Je vais encore faire le raboteur de semelle mais je suis impressionné par la qualité des lectures & des analyses qui sont faites ici ou chez les autres (Fausto, G@rp, Bartleby...). C'est vraiment un régal de vous lire.