29.9.07

les pleurs du lot 49

"And here time forked."
-- Pale Fire, l. 404.








On a coutume de perpétuer la coutume semi-établie qui veut—et à raison—nous dire que Vente à la criée du lot 49 (The Crying of Lot 49) est le roman le plus accessible de Thomas Pynchon, et est donc une porte d’entrée remarquable pour le reste de son œuvre. Plus court, moins bouillonnant de personnages que V. ou Gravity’s Rainbow par exemple, plus centré sur une histoire seule et unique, moins inhabituel dira-t-on. Situé sur le territoire du doute presque paranoïde entre l’humain et l’Histoire. Entre, ou à l’intersection.
Oedipa Maas (qui devient logiquement Œdipa dans la version française) retrouve un pan de son passé quand elle est nommée—ô surprise—exécutrice testamentaire de Pierce Inverarity (nul besoin d’être bien malin ou bilingue pour repérer plus ou moins rapidement dans ce nom quelques significations semi-intéressantes et cohérentes), ancien amant, sacré richard de l’immobilier mobile californien. Comme Stencil poursuivant son mystère V., Oedipa cherche ce qui se passe exactement, ne se souvient même pas de Pierce, demande à son mari Wendell (‘Mucho’) Maas, didjé à la station KCUF, station à retourner, se balade en Californie, sur les paysages aussi excitants que des circuits imprimés d’un gigantisme à faire peur, sur des autoroutes qui seringuent, intraveinent les villes adipeuses d’une dose constante et immonde de bonshommes, rencontre des philatélistes, des psychiatres désormais dérangés, d’obscurs facteurs, des critiques de théâtre jacobéen, des libraires qui s’autodafent, une ribambelle de guignols et un système postal secret, en marge du gouvernement, en marge de l’officiel. Et ce système de réapparaître, symbolisé par un cor muni d’une sourdine, un peu partout pour qui sait regarder, sur le mur des chiottes d’un bar gay, au milieu du quartier chinois, gravé sur un baobab, dans les égouts crocodiliens ou plus simplement sur des timbres déviants. Investigation en spirale qui la fera découvrir toute une histoire disparue, devenue alternative, de systèmes postaux (Thurn und Taxis et Trystero, devenu l’actuel W.A.S.T.E.—We Await Silent Trystero’s Empire) en lutte et passé(s) en Amérique avec l’espoir magnifiant et le secret, servant à une faramineuse correspondance entre suicidaires ratés, prolos au poil dru et tout une population qui a choisi de s’éloigner—au moins sur ce point—du gouvernement, de l’habituel intrigant. Au final, ça ne change rien, le courrier va probablement aussi vite chez l’U.S. Postal et il y a moins de contraintes, mais c’est comme ça, d’aucuns ont décidé, sciemment ou non, de perpétuer quelque chose. Oedipa découvre un nouveau monde, recoupe les quelques aperçus, fait ce qu’elle peut, appréhende, et doute : et si tout cela n’était qu’une vaste farce ? un canular demandant des moyens énormes ? ou pire cherche-t-elle à combler un manque révélé par le testament ? pire ? quel manque ? n’importe quoi ; après tout, le déni est souvent une solution efficace. Tout devient fou autour, le doute finit par s’avouer, le lot 49, lot de timbres clandestins, légué, qui sera mis aux enchères, pour peut-être découvrir la notice Ikéa du nœud gordien, ou au moins une lime pour racler les barreaux qui se sont crées.

Pynchon, avec son mélange entre le tapage interne humain et la cacophonie externe historique, même si discrète. L’hallucination n’est pas collective mais à propos même du collectif, la paranoïa guette Oedipa et ses compagnons de route (son psychiatre, ancien expérimenteur à Buchenwald, ou un groupe de rock, les Paranoïaques), les bribes d’informations doivent se confondre en une théorie générale, expliquant tout ce qui s’est tramé. L’intuition contre la raison n’est pas un choix raisonnable, ici les deux sont fondus en une seule entité qui mène Oedipa par des détours sur un chemin qui se serait parcouru sans eux.

« So began, for Oedipa, the languid, sinister blooming of The Tristero. Or rather, her attendance at some unique performance, prolonged as if it were the last of the night, something a little extra for whoever’d stayed this late. As if the breakaway gowns, net bras, jewelled garters and G-strings of historical figuration that would fall away were layered dense as Oedipa’s own street-clothes […] as if a plunge towards dawn indefinite black hours long would indeed be necessary before The Tristero could be revealed in its terrible nakedness. Would its smile, then, be coy, and would it flirt away harmlessly backstage, say goodnight with a Bourbon Street bow and leave her in peace ? Or would it instead, the dance ended, come back down the runway, its luminous stare locked to Oedipa’s, smile gone malign and pitiless; bend to her alone among the desolate row of seats and begin to speak words she never wanted to hear. » (chapitre trois)


La recherche n’est pas forcée mais l’enthousiasme ne suit plus (dès la première phrase ici citée le blooming pourtant assez positif est contré un peu par languid et plus par sinister—encore qu’en prenant la définition latine, ça va mieux—sans parler du Tristero), la curiosité piquante fait place à un ersatz d’intérêt compensé par la volonté un peu morne donc d’achever ce qui a été commencé ; l’incapacité à appréhender (imaginez vous retrouver d’un coup d’un seul dans la bibliothèque de Babel : que faire pour comprendre ?) l’ensemble n’arrangeant rien. Le doute des découvertes luttant avec le doute de la réalité. Les révélations arrivent par morceaux, l’assemblage sera fait du mieux possible mais l’indicible d’abord puis fleurissant à sa gueule, l’indicible sentiment que tout cela la dépasse, qu’il est littéralement impossible de vraiment mettre à jour et à nu des siècles de non-dits et d’hommes habillés de nuit. Les morceaux effrontés qui se sont effondrés ont laissé place à un vide qui devient point d’ancrage. Tout simplement dépassée, comme le monde dépasse l’homme tout petit. Oedipa tente, Pynchon brossant un portrait d’une réalité totale inexistante pour l’humain seul. Une sorte de constat du manque de moyens évident. Une sorte d’appel pour quelque air qui pourrait approcher l’ensemble tout en ayant à éviter de se crever les yeux. Si la lumière écrase l’homme, autant avoir une paire de lunettes à portée de main. Il s’agit simplement ( ! ) de pouvoir les fabriquer et les porter. Confrontée à l’extension du monde, Oedipa s’étend elle-même sur une scène de plus en plus large. Son extension doit pouvoir suivre l’extension du monde, un manque de flexibilité entraînant l’écartèlement pur et simple, un déni mental des possibilités épuisantes rencontrées. C’est ici le point majeur du roman, usant dans un cri le contact de l’un face au tout. L’accroissement du domaine de pensée est supposé entraîner une augmentation dans le choix et les possibilités. Oedipa ne peut suivre cette crue du possible, les choix deviennent restreints, le chemin devient plus étroit. Mais l’horizon est vaste, le chemin est aussi large qu’avant ; seul le contraste le rend plus étroit en proportion ; on tend les doigts jusqu’au coude en se demandant si on découpera les montagnes avec sa faux géante ou si MAIS MON Dieu oui ô c’est bien mon coude qui coince dans mon orbite et mon petit œil sinistre (gauche donc) qui me traverse les intestins petit à petit sans se taper les mètres entiers et qui me pendouille déjà entre les genoux en empalage inversé. Bref. L’œuvre romanesque de Raymond Queneau débute par « Une silhouette se profila ; simultanément, des milliers. Il y en avait bien des milliers. », boum, découverte immense immédiate. Là aussi ouverture de l’œil, torture du réel, perte de raccords. Comme si la réalité était un tableau vieilli aux dimensions ridicules de grandeur, qui s’effritait, se restaurait sous les pas d’Oedipa, laissant voir l’immense original, aussi pâle que la copie.

La métaphore du théâtre citée plus haut se poursuit et devient réalité avec la croisée d’une pièce élisabéthaine, The Courier’s Tragedy, dans laquelle Oedipa découvre l’aspect historique, jusque là à peine effleuré, du Trystero. Suit une poursuite de sens et de réalité, de la trace écrite, des versions différentes de la pièce pour déterrer un filet géant de lettres ponyexpressées à travers les siècles, un rets d’hommes de la nuit, vêtus de la couleur nuit, tapotant sur le cul d’autres facteurs. Une histoire en marge, écrite à l’encre invisible dans les pièces, les timbres. Oedipa, de spectatrice (voir citation plus haut) passe alors actrice, cherche à devenir actrice, et attend de pouvoir écrire ou mettre en scène, d’être dans les maintenant passifs et plus dans les pas encore actifs. Encore une fois tentative de mise en ordre, même minime, de ce qui échappe à l’ordre, respect et embrassades de l’idée (intangible) sinon du texte (tangible), mise au clair désabusée de l’indicible et de l’absent, construction (appropriation) du néant par l’humain. Mélancolie d’Oedipa qui lutte encore, se traduisant en doutes énormes sur la réalité même, courant vers des connaissances inanes et insanes, sachant bien qu’au bout du compte quelque chose lui tombera sur le coin de la gueule. Idée de golem (le terme est assez mal choisi, enlevez-lui l’idée que le golem est création humaine et gardez le reste) accroché au slip et qui pourtant est tant devant que derrière nous reprise à plus grande échelle dans les iliades pynchoniennes suivantes. Une sorte de pourquoi ultime lancé à travers l’histoire à n dimensions, qu’on aimerait vu de l’espace à n+1, là où la successivité du n devient simultanéité, accumulation dépliée, où l’on ne pourra accéder qu’en enjambant une route qui n’existe plus depuis bien longtemps, et vu d’un endroit où l’on a compris que le fait même que rien n’ait de valeur n’a lui-même pas de valeur.

C’est peut-être le roman pynchonien le plus court et le plus aisé à lire, mais c’est aussi le plus noir et celui qui demandera le plus de retours pour un vue d’ensemble convenable, comme si la texture même du texte épousait le propos dans ses doutes, ses réponses qui apparaissent en dehors et son échappée du monde, sa capacité au lecteur d’embrasser le rituel pistuel d’Oedipa Maas, de comprendre ce qui s’est passé même s’il lui manque des détails, jusqu’à être porté dans la même situation qu’elle, à attendre qu’on vende, qu’on crie et qu’on pleure, qu’on souffre et souffle pour trouver ce lot 49, qui comme le V. n’a plus aucune valeur intrinsèque et revêtira des significations qui lui sont totalement absentes, des projections, des réalités, des reflets. On dit que, quand on lui montre le ciel du doigt, l’imbécile regarde le doigt. On peut aussi dire que le non-imbécile, même s’il tend ses yeux vers le ciel, ne voit que le doigt. Et ça—
on s’efforce de détruire ce doigt, cette image qui de rémanente passe à permanente, ce ciel encombré de rien.

Oedipa aussi allait vers la grâce. Il est d’ailleurs assez drôle de lire son aventure sous l’angle de la machine infernale qui a détruit Œdipe (qui ici est l’angle de feu Pierce Inverarity, sorte de pointe fine d’un socle géant qui fait tourner le disque Oedipa). S’en tire-t-elle vraiment mieux ? Œdipe s’en tirait-il si mal ? En attendant, on casse du doigt.

2 commentaires:

g@rp a dit…

bien agréable papier pour un dimanche matin au saut du lit du café/sucre/pas encore eu le temps de la fumer-tue. Deux - ou trois - choses. Dans l'extrait cité : déjà des '' as if''. Est-ce le Graal qui compte ou la quête en elle-même ? Troisième chose : tu m'as donné envie de le relire.
T'as pas honte ?

otarie a dit…

Il paraît que la quête compte plus, mais j'avoue qu'un Graal ou deux par-ci par-là ça fait du bien aussi. Puis non, j'ai pas honte, prout.